
Traduction Najet Bokri
Ils renoncent à l’envie de la nourriture en l’ignorant et voilà que la faim crée un mur de brouillard qui s’épaissit de jour en jour pour chasser cette envie en peu de temps telle une bouchée indigeste et sèche.
La somptuosité des festins submerge leur faiblesse innée et stimule l’appétit de l’imagination, et l’on voit les mets folâtrer avec l’harmonie des tables et les plis des serviettes, avec l’éclat des cuillères et l’enchevêtrement des fourchettes dans les assiettes luxueuses et resplendissantes…les pêches rougissent sur les joues de l’imagination rassasiée et leur estomac rote de satiété, une satiété qui chatouille les intestins de l’abdomen, le désir dans les yeux, la létalité dans les mâchoires, l’eau entre les gouvernails molaires, la frisson de l’extase sous la peau et les pulsations rusées dans les entrailles turbulentes.
C’est à ce moment-là, que la bouchée piètre de ses détails dégoutants laisse sa place à une promesse délicate enjolivée d’opulence.
Et voilà que le corps débilité s’égare du chemin de l’anéantissement impulsif, et la vie reprend son rythme, tantôt timide, tantôt prudente, comme si elle piétinait un champ de bataille sapé…Le brouillard de la faiblesse se dégage petit à petit du plafond secoué de la conscience…l’intensité du délire se dissipe pour réaliser tout comme le fait un rassasié et peut-être plus avec une conscientisation tremblante, convulsive, brouillée comme un œuf, et des nerfs épuisés, relâchés comme des steaks marinés destinés au barbecue…
Ils font la grève de faim…
Le besoin effréné de manger devient une horde de charançons dans le cerveau, rongeant le dernier bâton de patience sur lequel le corps s’appuie avant son effondrement final. La nature humaine s’affole, déblatère, rugit, gémit, geint, piaule comme un chat blessé, couine comme un chiot nouveau-né affamé, s’affaisse, s’acquiesce…et ils font la grève de faim jour après jour.
Déjà trente jours de grève de faim, tout un mois de jeûne, sans jouir d’Aïd al-Fitr*, ni du chuchotement des baisers sur les joues rayonnantes des proches et les fronts des parents satisfaits.
Un jeûne équivaut à une éternité, dont l’obscurité n’est pas rompue par le rire du croissant de lune, ni meublée par le bruissement du papier cadeau, ni par le sucre collant des friandises dont la douceur est suspendue entre les doigts et sur les lèvres anxieuses.
- Maman, c’est pour quand l’Aïd ?Le croissant de lune ne naîtra-t-il pas en prison, là où ils vivent ?
- Les rêves et les croissants de lune naissent aussi en prison ma fille.
- La poupée que j’ai aimée a disparu de la vitrine de la boutique qui se situait dans la rue adjacente.
- Ils en auront une autre, et peut-être plus jolie encore, comme tu me l’as toujours dit, n’est-ce pas ?
- Tout à fait, quand il reviendra…
Elle ampute la phrase sur un ton de chagrin qui a honte de son mensonge. Il ne reviendra peut-être pas, et peut-être…
La même ruelle attenante s’étire encore d’après la jeune maman, et la poupée dont elle a toujours rêvé de serrer dans ses bras, et selon elle ,n’a jamais quitté la vitrine de la boutique qui était, à l’époque de son enfance, la seule à vendre des poupées et des marionnettes.
Il s’agissait d’un sperme X introduit clandestinement dans une glacière isotherme depuis la prison.
Elle n’a jamais vu son père en dehors des barreaux .Elle ne l’a jamais assez enlacé, mais elle l’a aimé comme un père qui a toujours promis de revenir avec une poupée mais en vain. Il est mort à la suite d’une grève de faim, sans que les négociations réussissent à inciter le geôlier à libérer au moins sa dépouille avant qu’elle ne s’éteigne.
Peut-être…ma fille…peut-être…
- O frère de la faim, quand serait-ce l’Aïd ? Mais… J’ai entendu dire que nos frères en dehors de ces cellules négocieront notre cause afin que ces jours soient plus courts et que le fardeau s’apaise dans l’espoir que le cœur du geôlier s’adoucisse. On parle de réunions tenues autour de tables rondes, ou rectangulaires ou carrées…je ne sais plus exactement de quelles formes de tables il s’agit, mais je me souviens que, sur ces tables, il y avait, en l’honneur des dignitaires qui se sont présentés pour discuter notre dossier, des mets féeriques, des boissons mondaines pour qu’ils se réjouissent. Et dans une autre version des faits, on dit qu’il s’agit de grands ustensiles, que ni ton esprit à l’horizon actuellement limité, ni le mienne serons capable d’imaginer le panorama, puisqu’on parle d’agneaux rôtis tout gras, tout tendres, délicieux et savoureux aux gens cossu, les fruits sont des perles enrobées éparses, et les céréales sont des gruaux infusés d’épices. Ils ont confirmé qu’ils sont d’une saveur succulente qui fait oublier aux convives ce qu’ils ont mangé…sans compter les autres histoires qui sont au-delà de toute description.
- Est-ce vrai que tout cela est à notre faveur ?
Le gréviste de la faim pose la question sans se soucier sur qui elle va peser .Son corps s’est tellement décimé de l’inanition qu’il ne pouvait plus détacher ses yeux du plafond flottant dans son esprit. Depuis des jours, il ne s’agissait plus de cette ferme suspendue dont les poulets gloussaient sur un avenir de rôtis ornés de rondelles de citrons qui faisaient des bracelets de chevilles autour de leurs pattes avec ces tranches de tomates qui, semblables aux joues d’une bien- aimée timide, bouclaient leurs contours appétissants…ni de ces brebis qui erraient débridés, promettant le plaisir d’un barbecue, et de la terre semblant à un paradis dont les offrandes de fruits étaient indénombrables età la portée de tous.
Mais, et depuis un certain temps, il ne s’agissait que d’un circuit destiné aux funérailles alors que son corps rêche tenait lafile d’attente à la porte du cimetière.
- Patience mon frère de la faim et mon fils en détention, le nombre des jours ici ne suivent ni les pas du soleil ni ceux de la lune…c’est de là qu’émanent le soleil, la lune et la boussole.
Et sous l’effet des frémissements de la fièvre qui balayaient le corps dépouillé même de ses racines et de ses ancêtres, il tend un doigt émacié, have, telle une pointe de lance, qui transperçait la poitrine saillante au point que le sternum ressort, et que les côtes surgissaient de la peau asséchée .Il ne sentait la présence de son compagnon de la grève de faim que par l’ouïe ;même son oreille était sur le point de voir son cœur blasé battre flegmatiquement, mais il ne laissait pas tomber son camarade du parcours, et il faisait ce que faisaient l’intervieweur et ses auditeurs, sans lui couper la parole: Il continuait à jeûner d’une nourriture qui avait perdu sa stimulation ;même la dernière goutte de salive, qui pouvait servir à une image poétique d’un repas savoureux ou à une blague salace sur ses tendances perverses, s’est tarie….
Ils étaient l’un et l’autre grévistes de faim, le voisin, son proche et son fils… Des estomacs creux régissant de terreur les tortionnaires qui entraient en scène rassasiés et agrémentés de mensonges…Des corps assouvis de faim jusqu’à ce que le feu de la vie attise leurs ossatures desséchées, illuminant le parcours de la patrie pillée ,à ceux qui circulaient dans les ténèbres, y compris les éphémères.
Ces corps brillaient, reflétant leur éclat, tout comme de l’huile dans une boule précieuse couvée d’une illusoire lampe pendante au plafond de la cellule leur diffusant tantôt une pomme, tantôt du pain et d’autres fois des biais de cercueil d’un adieu délicieux, au gout d’une bonne nourriture qui sentait la guirlande et le thym des prairies montagneuses des marmites de l’Aïd al-Fitr qui se révélaient en dehors des champs du soleil et de la lune et du sphère des rapports de l’ONU, et qui s’épanouissaient dans les rêves de leurs enfants avec des poupées, des vêtements et des contes du soir du Chevalier// de l’Héros de la faim Invincible.
Le geôlier devient de plus en plus confus, de moins en moins rigoureux, se rapetisse et se réduit telle une hyène décrépite…il devint le détenu des affamés, captif de leurs orbites creusées, étouffé par leurs bouches puantes, contraint par les cordes de leurs nerfs relâchés…Il empiétait des quartiers, faisait sauter des habitations, faisait arrêter au hasard des suspects préventifs, rasait d’autres terrains agricoles, transférait d’autres mineurs. Mais…
Que se passerait-il s’ils poursuivront leur grève de faim ? Il se demandait, ils se posaient la question, ils revendiquaient, ils conspiraient
- Eh frère de la faim, j’ai entendu dire que le nombre des affamés dans la société s’est multiplié…
- Puisque le nombre des ogres s’est multiplié…la mer, la terre, la guerre, la paix, les proches, et ceux qui parlent en leur nom dans les questions de la religion et du vécu quotidien, et tout ce qu’il y a entre ceci et cela. M’entends-tu mon enfant ?
Il recevait la réponse dans un doux silence blanc, flottant dans l’espace de la prison moisie comme un poussin de pigeon battant fièrement de ses ailes les barreaux.
Une aura lumineuse se formait autour de lui tandis que les sabots des héros affamés s’éteignaient l’un après l’autre, et le sein de l’horizon ouvrait une porte pour la dernière fois, d’où son enfant apparaissait avec deux tresses enrubannées de rose et tenant une poupée endormie dans ses bras.
Un sourire égayait son esprit alors que ses lèvres n’arrivaient plus à l’énoncer, et sa faible voix intérieure marmonnait au revoir à son ami et chuchotait à sa petite fille : Je suis le suivant, mon enfant, nous nous verrons certainement un jour, alors ne grandis pas trop vite, mon enfant.